Les CVs

Premier CV pour le CEVI

Le premier CV décrivait un analyste-crédit dans une banque, il s’appelait Cyril Lesabre et avait 24 ans. Ses collègues le décrivaient comme quelqu’un de positif et sympathique. Mais ces derniers temps, il paraissait un peu moins sur son sujet. Quand on lui posait une question, il ne répondait parfois qu’après un laps de temps de plusieurs secondes. Cela leur donnait l’impression qu’il devait d’abord revenir d’un pays lointain avant de répondre. Mais une fois dans le rythme, le dialogue se faisait de manière normale.

Sur les réseaux sociaux, ses derniers commentaires étaient plutôt cyniques. “A quoi bon faire des efforts ?” “J’ai l’impression de toujours revenir à mon point de départ”. “Je ne sais pas ce que je veux, c’est peut-être ça, le problème” Ou parfois plus inquiétant : “Au fond, je ne sais même pas qui je suis.”.

Les autres commentaires étaient du même ordre et trahissaient une perte de repère, un manque de confiance en soi et manque de foi dans l’avenir.

Analyse de la question grâce au site “sensdelavie.be”

Est-ce que quelqu’un comme ça va retrouver un sens à sa vie dans un CEVI. Quels seraient les arguments pour, quels seraient les arguments contre ? Comment faire pour s’orienter. Je tapotai quelques mots-clés sur le moteur de recherche et après quelques recherches infructueuses, je finis par tomber sur le site sensdelavie.be. Quelques concepts sur le sens de la vie y étaient bien expliqués et je me plu à y passer un peu de temps en y parcourant les différents menus. Toutes les réponses aux questions que je me posais ne s’y trouvaient pas mais c’était déjà une porte d’entrée. 

Alors, si je me fiais aux concepts du site, clairement, Cyril Lesabre était sur une pente glissante. C’est un adepte de la théorie que “la vie n’a pas de sens.” Est-ce qu’en l’envoyant dans un CEVI, sa vie pourrait prendre un sens ? J’ai envie de répondre “non”. Le CEVI est pour moi un “Parc d’attraction“. Cependant, je dois rester fidèle aux valeurs, aux idéaux de cette société et l’une de ces valeurs, c’est la liberté individuelle qui est une des valeurs cardinales sur laquelle repose l’organisation de notre société.

Mais de toute façon, ce n’est pas la question qui m’a été posée. La question, c’est de savoir si collectivement, cela a un sens de virtualiser la vie des gens d’une partie de la société. Donc, la rubrique qui doit m’aider à répondre à cette question, c’est “Quelles sont les missions universelles de toute civilisation ?” Malheureusement, cette rubrique semble incomplète… On y parle de progrès et de mémoire… mais pas du lien avec le réel. Une fois que cette histoire sera terminée, j’écrirai à l’auteur de ce site pour lui faire part de mon expérience. En fonction des critères que j’aurai trouvé, on pourra peut-être reformuler la question comme ceci : Est-ce que virtualiser la vie d’une partie de la société peut être source de progrès pour la société ?

Je me laissai emporter par ma réflexion. Mais je n’arrivais pas à me décider clairement. A ce moment, je me disais que si je restais dans le flou, je pourrais toujours éventuellement demander à Daviso et Rubic de revenir avec des réponses convaincantes à cette question sur le sens des CEVI pour une société, faute de quoi, je ne signerais pas. 

Deuxième CV

Pour la forme, feuilletons tout de même le deuxième et le troisième CV. Le deuxième CV était un joueur de football, Miles Trazzard qui s’était blessé à un match de compétition. Il voyait l’entrée dans le CEVI comme une opportunité de continuer sa carrière de footballer mais dans un monde virtuel. Il a toujours aimé jouer aux jeux vidéos et voulait continuer à briller sur le terrain mais sans risque de se blesser.

Ok, celui-là, cela me paraissait logique de l’accepter. Laissons le poursuivre son rêve dans un monde virtuel. Avoir une personnalité de compétiteur pourra peut-être en inspirer d’autres autour de lui dans le centre et il pourrait avoir une influence positive.

Troisième CV

Laura Gasparso. Tiens, c’est marrant, ça, c’est tip-top le même nom que celui de ma fille. Merde se pourrait-il que !? Je continuai à parcourir le CV en essayant de trouver un indice qui m’aiderait à réaliser que j’étais dans un mauvais rêve. Comme une personne qui voit sa maison brûler ou à qui on annonce qu’il a le cancer, mon esprit essayait de résister pour avoir encore quelques secondes, quelques minutes dans ce monde où tout allait bien. Avant que la maison ne brûle, avant d’apprendre qu’on a le cancer. Dans mon cas, c’était avant que ma fille ne souhaite s’enfermer dans un CEVI. Elle se couperait de sa famille, n’aurait pas de famille à elle et si je lui rendais une visite dans un centre, elle ressemblerait à une de ces personnes hagardes à la conversation incompréhensible.

J’avais accès à son dossier et c’était pour moi comme ouvrir pour la première fois son journal de bord personnel. J’avais l’impression de découvrir la face sombre de ma fille pour la première fois. Ces derniers temps, j’avais senti un peu plus de distance, mais de là à imaginer qu’elle était prête à entrer dans un CEVI, je n’aurais jamais imaginé.

Ses commentaires sur les réseaux sociaux allaient de commentaires amers comme “Tout le monde ne pense qu’à sa petite carrière”, à des commentaires plus volontaristes comme “On devrait faire quelque chose pour changer le monde” et parfois il y avait des commentaires plus désespérés qui me blessaient : “Est-ce que j’ai encore une famille ? Mon père ne pense qu’à ses livres et à ses électeurs et ma mère m’a quitté depuis bien longtemps. Je n’avais peut-être pas assez d’intérêt pour elle ? Bien paraître devant la société, être polie… Ne voient-ils pas que le monde a changé ? Que j’ai changé ?”

 

C’est un mauvais rêve me dis-je.. Je mis ma main dans ma tête et me massai les tempes. 

Qu’est-ce qui ne s’est pas bien passé, Laura ? C’est vrai qu’elle a changé depuis que maman est partie. Une semaine, elle avait dû faire son spectacle de danse devant toute son école, une dans en groupe pour laquelle elle avait tant répété. J’aimais beaucoup sa façon de danser et son petit regard taquin quand elle se déplaçait dans l’espace. 

La danse commençait toujours par trois hochements de la tête, puis elle baissait brutalement les bras et balançait de son pied gauche vers son pied droit, petit mouvement de hanche et puis tout le corps entrait dans la mélodie, les pieds, les épaules, les mains… je me souvenais comment elle aimait danser sur le tapis devant le feu ouvert. Ma femme lui souriait et la complicité avait l’air bien réelle entre elles. Mais déjà elle ne m’adressait déjà plus un regard et moi qui pensais que c’était juste une mauvaise passe. La musique de ATC “All around the world” emplissait le salon et c’était un moment heureux de la famille, comme ceux dont toutes les familles rêvent d’avoir. En tous cas, il était heureux pour moi. 

Une semaine avant son spectacle, ma femme est partie sans beaucoup d’explication. Elle avait l’air excédée de devoir m’expliquer pourquoi, et me faisait remarquer que j’aurais dû réagir depuis bien longtemps. Ma fille l’a très mal vécu et je la comprends, on ne sait maintenant même pas où elle se trouve. 

Le jour de son spectacle, au moment de commencer à danser, Laura a eu un blocage, elle était debout au centre du groupe de danse, la musique a commencé mais elle est restée figée, les yeux sans expression complètement absente au milieu des autres danseurs qui avaient bien démarré. La musique “All around the world” emplissait la pièce mais Laura n’avait pas bougé. Je n’ai jamais compris ce qui s’était passé. Comme elle restait là, deux autres danseuses ont fini emmené dans les coulisses et le spectacle s’est déroulé sans elle. Quand j’ai essayé de l’interroger à ce sujet, je me suis toujours confronté à un mur d’agressivité. C’était impossible d’aborder le sujet sans une crise de nerfs, des portes qui claquent et des cris. J’ai fini par abandonner. Maintenant, chaque fois qu’on entend “All around the World”, que ce soit au supermarché, dans le métro ou à la radio, on doit soit s’en aller, soit couper la radio. D’une musique symbole de joie pour la famille, c’est devenu un requiem, chaque fois que je l’entends, j’ai envie d’enfouir mon visage dans mes mains. “All around the world” est devenu le symbole de la clé mystérieuse de tout ce qui ne va pas dans ma famille.

Après cet incident cependant, j’avais l’impression que les choses s’étaient un peu apaisées même si Laura avait parfois l’air un peu blasée. 

Bon assez ruminé de toute façon, maintenant rien n’est encore fait, je vais aller lui parler… Sans tarder ! 

Suite au prochain épisode

Merci Jānis Skribāns    Mahkeo  Pete Bellis